mercredi 30 mai 2012

Le vent dans le dos ! Sisophon, km 9800



Enfin, après quelques semaines d'oisiveté, je reprends la route ! Après les quelques jours au frais à Darjeeling, à avaler des litres de thé en regardant les montagnes, la redescente sur Calcutta pour mes derniers jours indiens est brutale. Replongée dans la torpeur et la folie de l'Inde des plaines, je bloque une dernière fois, au point que je passerai mes quatre jours d'attente de mon train enterrée au fin fond de l'Alliance Française. Quatre jours au milieu de Bourdieu et de Foucault : décidément, il est temps que je reprenne le vélo !


Je retrouve celui-ci ou je l'avais laissé, à Jaipur. En deux décollages, terrifiants comme il se doit, et autant d'atterrissages, je dis adieu à l'Inde une bonne fois pour toutes, et je débarque à Bangkok. La chaleur moite n'est guère différente de celle de Calcutta. Pourtant, à me balader dans les rues de la capitale thaie, je mesure le bonheur de me retrouver dans une atmosphère enfin sereine. La Thailande n'est certes pas moins dépaysante que l'Inde : nouvelles odeurs, nouvelles couleurs, nouveaux fruits étranges, nouvelle intonations inconnues. Mais l'Inde m'assaillait sans répit. A force de me gaver démesurément, elle avait fini par m'écoeurer. La Thailande au contraire se laisse découvrir au rythme que l'on a choisi. Les petites ruelles de Bangkok n'affichent aucune ostentation. Elles se cachent au regard et c'est pour cela que je retrouve aussitot l'envie de les débusquer. La ville me rappelle parfois Téhéran, pour ses artères ahurissantes baties en dépit de tout sens esthétique et pour la vie qui s'en fiche et qui y fleurit quand même, parfois Dubai pour ses immenses tours de verre exhubérantes de modernité et de luxe. Mais les temples thais, les monastères au bord du fleuve sont uniques et charmants, peuplés qu'ils sont de bouddhas dorés, de dragons de pierre et de toutes sortes de créatures magiques statifuées, directement sorties d'un rêve.


Pendant ces quelques jours à Bangkok, je loge chez Pop et sa petite famille. Pop tient un cybercafé, en attendant d'ouvrir une guesthouse, dans la rue ou il est né et, en soirée, c'est justement toute la rue qui s'y presse et s'entrecroise, pour quelques heures passées sur le net, pour une partie de Fifa 2012 à la Playstation, ou juste pour quelques mots échangés, quelques potins rapportés. Dans ce quartier du vieux Bangkok, les générations se succèdent sans que les gens ne partent vraiment - les adultes veillent sur les jeunes, qui une fois adultes veilleront sur ceux qui aujourd'hui sont encore des marmots. Ainsi va la vie et défilent les années, sans se presser. Parmi les habitués du repaire de Pop, il y a ce jeune qui veut travailler dans le tourisme et qui vient prendre auprès de Pop des leçons pratiques ; il y a toute la famille du coin de la rue, qui tient une gargotte à ciel ouvert et qui sert de délicieux petits plats pas chers à même le trottoir ; il y a aussi ces deux gamins d'à peine quinze ans et déjà mariés, parce que c'était plus simple que de se fréquenter dans une société ou priment les conventions. On les regarde se sourire en coin, adopter les mêmes codes amoureux que tous les jeunes du monde, et on se demande, avec un brin d'inquiétude, jusqu'à quand ça durera. Et il y a Pop, une mère perdue trés tot, une enfance pas très facile, à deux pas de là ou il habite maintenant, et l'arrivée en France, à l'age de neuf ans, sur les traces de sa cousine. En huit heures du temps, le petit thai a été transporté de la plus vieille avenue de Bangkok à un grand appartement rue Solférino. D'une famille thaie élargie à une famille française bourgeoise toute neuve, qui l'adopte pour une dizaine d'années. Il retourne à Bangkok à l'aube de ses vingt ans, une double identité en poche, une double culture dont il semble tirer une richesse immense.



L'heure est enfin venue de repartir. Un petit état des lieux avant le premier coup de pédale. Mes semaines de repos m'ont fait un bien fou. J'ai le sentiment de commencer un nouveau voyage, peut-être un peu plus sereine qu'avant. Avec la certitude que non, je ne peux pas tout faire, mais que je peux en faire beaucoup. Que je saurai m'arrêter si cela devient trop dur, mais que pour l'heure, je n'ai qu'une envie : rouler jusqu'à Shanghai ! Et ce vent dans le dos qui me pousse à la sortie de Bangkok, ce n'est pas encore celui de l'arrivée - il en faudra, des épreuves, avant de voir Shanghai... Mais bel et bien un enthousiasme réaffirmé, une envie de croquer la route dont je me rends compte à présent que je l'avais perdue sur les routes de l'Inde. Les mollets tout heureux de servir à nouveau, les poumons qui se gonflent et le coeur qui bat plus vite, le regard qui cherche dans quelques centaines de kilomètres les rives du Mékong, les kilomètres que j'avale tout rond, les sourires de ceux qui me regardent passer et qui viennent faire écho à mon propre sourire. Bangkok-Shanghai, nouveau départ...


vendredi 11 mai 2012

Au bord du fleuve. Darjeeling.






Je n'aurai pas suivi le Gange à vélo... Mais il y avait en tout cas une ville ou je me devais d'aller. Varanasi, l'ancienne Bénarès, est l'un de ces lieux qui font travailler depuis longtemps l'imaginaire. L'un de ces lieux qui justifient les rêves, les projets, les départs.
Car Varanasi, c'est d'abord le Gange, qui à cet endroit forme un coude, un parfait croissant de lune permettant, sur les rives du fleuve, d'observer la ville jusque loin. D'immenses escaliers, les ghats, mènent jusqu'au fleuve les pélerins qui débouchent des petites ruelles adorables et sinueuses. Pas d'autre bruit sur ces marches que les cris des enfants, le bourdonnement d'une prière, le claquement du linge qu'on lave dans le fleuve et qu'on frappe sur de grosses pierres. Le chaos de la foule et de la circulation est bien loin, de ce coté-ci de la ville. En journée, cet isolement du bord du fleuve est une bénédiction. Ecrasés par le soleil implacable que ne cache aucun arbre, aucune façade, les Indiens du fleuve dorment sur leur bateau qui tangue, ou sur une marche inconfortable. Les plus jeunes jouent au cricket, et se dévouent avec bonheur pour aller récupérer la balle tombée dans le fleuve dès que le batteur a mis un peu trop d'enthousiasme dans son coup. Quelques buffles les interrompent dans leur jeu en descendant lourdement les marches avant de s'immerger totalement dans le fleuve - presque totalement : les naseaux seuls dépassent, donnant à tous ceux qui les observent, accablés de chaleur, l'envie folle de se jeter à l'eau. On croise bien, au hasard des déambulations que l'on entreprend le long du fleuve, quelques saddhus en prière, quelques autels ou l'encens brule. Mais à cette heure-ci de la journée, ceux-là même semblent participer à ce calme. Les bourdons des prières sont la bande-son parfaite de ce décor de paresse bienheureuse.



En journée donc, le Gange isolé du monde réel n'est que tranquillité et bonheur paisible.
L'atmosphère change avec la tombée de la nuit. Quelque chose se tend, imperceptiblement. L'air ambiant se fait plus lourd, chargé soudain d'électricité ou d'autre chose. On ne flane plus au hasard, l'air de rien. On sent que quelque chose se passe, et, irrépressiblement, on converge vers le ghat tout embrasé de lumière, le ghat principal ou déjà résonnent les tambours. Là, à la tombée de la nuit, un rituel immuable se déroule. Chaque soir, au chant d'un sixième, cinq brahmanes remettent au Gange la lumière du soleil. Une heure durant, en une danse soigneusement organisée, ils brulent l'encens, soufflent dans leurs conques, parsèment la terre et l'eau de pétales de rose, exécutent une infinité de gestes dont la signification demeure obscure à la foule qui les contemple. Le Gange s'est couvert de petites bougies vascillantes qui flottent un temps dans l'eau avant de s'éteindre. Leurs flammes tremblottantes et incertaines forment un joli contraste avec le cadre si calibré du rituel des brahmanes. Ce même rituel, là, soir après soir, sans déroger, depuis des millénaires...


A Varanasi, on vient aussi mourir. Les chanceux qui expirent dans la cité sacrée sont libérés du cycle infernal des réincarnations. Voilà pourquoi on croise partout sur les bords du fleuve des hommes, des enfants, des femmes, le crane rasé, signe de deuil chez les hindous. Les corps sont brulés au bord du fleuve, les cendres déposées dans l'eau sacrée. Cette tension, le soir, aux abords du principal ghat de crémations ! Les regards à l'arrivée de tout étranger sont méfiants. Surtout, ne pas prendre de photos ! nous répète-t-on. Comme si cela m'était venu à l'esprit. Les corps arrivent à une cadence effrénée. On meurt décidément beaucoup à Varanasi. Tout parés de soie dorée, couchés sur des brancards, les corps sont amenés par les hommes de la famille jusqu'à l'un des buchers qui brule sans discontinuer. Là comme à la prière, un même vertige me prend. Ces feux qui brulent, sans jamais s'éteindre, jour après jour depuis des millénaires...
Un peu plus au sud, sur le fleuve, un autre ghat est dévolu aux crémations. Ici l'atmosphère n'est pas la même. Des gamins jouent toujours près des buchers. La mort ici est naturelle, si naturelle qu'on ne voit pas l'intérêt de la séparer de la vie ambiante. Lorsque j'y passe la première fois, un groupe de momes, le crane fraichement rasé, déboule en hurlant de rire, un énorme matelas pneumatique porté à bout de bras au-dessus de leurs petites têtes tondues. Contournant les feux de crémation, ils précipitent le matelas dans le fleuve et se jettent dessus à grands cris. La frêle embarcation adresse de grands signes aux hommes qui attisent les feux sur la berge. Ceux-ci leurs répondent en souriant. Ces rires ! Peut-être que lorsque la vie cotoie la mort de manière aussi prégante, elle n'en devient que plus éclatante. Ainsi va Varanasi, la ville ou sur le fleuve blanc des heures matinales, tout est possible, tout arrive, et tout n'en semble que plus vrai.




Après une grosse semaine, les montagnes me font de l'oeil.

Avant Darjeeling, je fais une courte escale à Calcutta. L'humidité et la chaleur m'étreignent dès ma sortie du train. Calcutta n'est pas une ville comme les autres. Calcutta est poisseuse, Calcutta est collante. Elle vous agrippe et ne vous lache pas, vous accablant de sa moiteur, de sa foule toujours pressante, toujours en mouvement. Elle vous suffoque toujours un peu.
Calcutta, la ville de tous les extrêmes, ou les pousse-pousse n'ont pas de roues, mais des jambes, et courent sous des chaleurs harrassantes, transportant dans des sièges de fortune de gros bourgeois qui s'éventent. Calcutta, la ville de la grande pauvreté, qui se cache dans le centre-ville mais que l'on devine, chez ces gosses hauts comme trois pommes qui semblent n'appartenir à personne et qui gambadent les fesses nues entre les voitures. Ou dans cette foule, trop dense, bien trop dense pour que tout se passe bien et pour que personne ne soit lésé. Ou dans ces toits de tole qui fleurissent sur les grandes avenues et sous lesquels on aperçoit, parfois, un regard.
Calcutta, créée par les anglais, batie par eux. En s'installant là, en imposant leur propre système partout dans la plaine du Gange, en prolongeant la domination moghole, ils contribuèrent à appauvrir considérablement une région pourtant fertile et prometteuse. Dans l'est de l'Inde, l'une des régions de grande pauvreté de la planète, les effets se font encore sentir aujourd'hui.

Et pourtant il est un lieu envoutant à Calcutta. Un lieu qui vient raconter autre chose que cette éternelle histoire de domination et d'asservissement. Caché derrière ses hauts murs, discret au possible à deux pas de la circulation incontrolable de l'avenue, le cimetière de Park Street est plongé dans un sommeil éternel. Passé la porte, le lieu surprend : c'est un bric-à-brac étonnant, une accumulation de tombeaux plus grandiloquents les uns que les autres. Mausolées à colonnes, pyramides, obélisques : un amas de ruines bouffées par les tropiques. L'humidité a fait une bonne partie du travail. Les arbres envahissants font le reste. Le cimetière est un entassement de vieilles pierres kitshes que vient dévorer la jungle. On ose s'aventurer dans cette touffeur : dès les premiers tombeaux, les inscriptions qu'on lit sur la pierre révèlent des tragédies insoupçonnables. Les colons enterrés là au tournant du vingtième siècle avaient rarement plus de trente ans à leur mort. Décimés par les mutineries et les révoltes, tombés comme des mouches sous le coup des fièvres tropicales. Des vers de pacotille exaltent ça et là les beaux yeux de Margaret, le sens de l'honneur d'Edward. Ces quatrains, comme ces luxueux tombeaux dont l'on ne voit pas vraiment la poésie qu'ils dégagent mais plutot les dépenses somptuaires qu'ils ont du entrainer, masquent mal l'ampleur des drames que raconte chacune des dates gravées.



Dans l'Antivoyage, Muriel Cerf raconte comment, dans les années 1970, après avoir passé la soirée dans une maison de diplomates britanniques à Calcutta qui n'ont eu de cesse de lui raconter à quel point la vie était douce et saine ici, elle est glacée par le cri d'horreur de la petite fille de la maison qui la voit se frotter les yeux. "Don't touch your eyes !" supplie-t-elle, de manière irraisonnée, parce qu'une épidémie de conjonctivite a éclaté  dans les environs. Un cri terrifiant dans cette maison ou tout le monde s'obstinait à croire que tout était normal. Le cimetière de Park Street ne dit pas autre chose. La bonne bourgeoisie britannique, fondatrice de la ville, a du se demander souvent avec angoisse ce qu'elle faisait là, prisonnière de cet enfer, condamnée à voir tous ses jeunes gens mourir avant trente ans. Peut-être a-t-elle du longtemps se sentir étouffée, lentement machée et digérée par cette Calcutta sortie de ses mains, tout comme la ville semble aujourd'hui encore se repaitre de ces tombeaux en ruine sous la mousse.



A Calcutta, les uns dominaient quand les autres sombraient dans une misère dont ils ne sont toujours pas remis. Mais à Calcutta il n'y eut pas de vainqueur, les uns et les autres englués ensemble dans l'inextricable désespérance de cette cité maudite.



Après Calcutta, Darjeeling et les plus hauts sommets du monde sonnent comme une délivrance. Je me perds quelques jours sur les sentiers montagneux. Le temps de me souvenir d'à quel point l'effort a du bon. D'à quel point le chemin rend libre... Le temps de retrouver, enfin, mes fourmis dans les jambes et l'envie de remonter sur mon vélo. Celui-ci doit piaffer d'impatience de voir la Thailande. Un dernier coup d'oeil aux montagnes, et je pars le retrouver.