mercredi 28 mars 2012

La force de l'inertie. Bundi, km 9510




Et le revoilà, ce terrible sentiment de mélancolie que j'avais réussi à éloigner, ou qui s'était éloigné de lui-même, depuis quelques semaines. J'ai franchi les mille premiers kilomètres en Inde sans même m'en rendre compte. Mais je savais bien qu'il reviendrait, et le revoilà, ce doute, la revoici, cette irrépressible envie de rentrer qui n'en finit pas de s'imposer. C'est comme ça, ce voyage : cette alternance permanente de doutes et de certitudes, cette sensation qu'on va y aller, jusqu'à Shanghai, qui finit toujours par s'effacer devant celle que l'on n'y arrivera jamais, et puis qui finit toujours par revenir, malgré tout, et ce, parfois plusieurs fois dans la même heure. Comme c'est fatigant !


Cette fois-ci, il est arrivé progressivement, au contact quotidien de ce pays fatigant, usant, au contact aussi de ces familles avec lesquelles j’avais toujours un peu de mal à vraiment partager. Plus je progresse vers le nord, et plus l’accueil qu’on me fait est étouffant. Je suis tous les jours élevée au rang de grande curiosité par tous ceux qui croisent ma route. Mes repas de midi tournent court : il faut bien peu de temps avant que quelqu’un ne me repère, assise contre un arbre, un livre dans une main et un paquet de biscuits dans l’autre, et ne s’approche, les yeux ronds. C’est le signal : que l’un s’arrête et je suis perdue. Aussitot tout le voisinage débarque, se poussant du coude, rigolant de ma mine. Il ne s’agit pas de me parler ici : juste de s’approcher le plus près de moi, de me fixer obstinément, de commenter le moindre de mes gestes puis, après s'être enhardi, de se rapprocher jusqu'à me prendre mon livre des mains, pour voir ce que je lis, ou à sortir les téléphones pour me tirer le portrait. Et si je refuse, c'est encore plus drole : pensez-donc, essayer de la prendre en photo sans qu'elle s'en rende compte ! Impossible de fuir : même sur les routes les plus désertes, il y a toujours quelqu'un surgi de nulle part pour rejouer la scène dès que je mets pied à terre. 
Alors dans les villages, le soir, c'est bien pire. A chaque arrêt ce sont des dizaines de personnes qui m'entourent. On monte sur les voitures pour mieux me voir. Quand je demande un peu d'air, les plus autoritaires crient à la ronde : ''Allez, allez ! Y a rien à voir !''. Personne ne bouge. Et dans les maisons ou l'on me reçoit et ou je me refugie, je dois affronter avec plus ou moins de courage toute la soirée les hordes de ceux qui passent ''juste comme ça'', et qui éclatent de rire en me voyant, ravis de m'avoir trouvée, refusant de partir tant qu'ils n'auront pas au moins une photo de moi. Incapables de comprendre ma fatigue ou mon besoin de repos, ils me réveillent le soir pour une dernière photo avec les voisins retardataires.
Mon vélo n'échappe pas à la curiosité envahissante de ce peuple-enfant qui adore mais ne respecte pas. Et malgré toutes mes suppliques et mes explications, je sais bien qu'il suffit que j'aie le dos tourné pour qu'il soit inspecté sous toutes les coutures, les freins démontés, le dérailleur déréglé.


Et ce matin, justement, ma chaine saute à chaque tour de pédale, alors qu'hier soir, tout allait parfaitement bien. C'est pas vrai ! Je tiens un kilomètre et puis j'explose, de colère et de frustration. D'un coup, tout dans ce pays me parait intolérable. Je laisse éclater la fureur qui grandissait depuis quelques jours, en d'énormes sanglots rageurs qui me secouent autant que cette fichue chaine qui vient me rappeler, à chaque tour, à quel point je ne supporte plus d'être là, à quel point je n'arrive pas à trouver d'échappatoire à ma détresse croissante. Les camions fous qui m'obligent avec insouciance à me jeter dans le fossé en prennent pour leur grade. Je pique une colère noire.
Ca ne marche pas du tout.
Parce qu'ici comme partout on se rassemble autour de moi en rigolant, curieux de voir ce qui va se passer. Une blanche qui, en plus, s'énerve ?! Ils auront gagné leur journée.
L'Inde et moi, nous arrivons au point de rupture.
Un peu plus tard sur la route, je m'arrête un instant, toujours en maugréant, pour regarder l'état de ma chaine. Quand je me redresse, une fillette est là, qui me regarde d'un air incroyable. Elle me tire la langue, ses yeux brillent de colère et je vois bien qu'elle ne sait pas, qu'elle ne connait pas de gestes assez obscènes pour exprimer toute la haine qu'elle a pour moi. Incapable de gérer la fureur qui la prend quand elle me voit. Ca me calme immédiatement. Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais qu'est-ce d'autre, ce petit démon en jupe plissée, qu'un miroir qui me renvoie l'image de ma propre colère, irraisonnée et excessive ?

Je me calme, oui, quelques jours, j'oublie, et puis soudain, c'est le court-circuit.
Il aura fallu une journée de repos, que je me décide à m'accorder dans une petite ville tranquille et plutot touristique du Rajasthan. Une journée ou je décide de prendre un hotel, de me couper du monde le temps de récupérer moralement et physiquement de la fatigue qui s'est accumulée. Et une journée pendant laquelle, quelle coincidence, je me mets à tousser, un peu, puis de manière démesurée. Je grelotte, je transpire, je tombe lamentablement malade d'une bronchite par quarante degrés dehors. Mon corps regimbe et ne veut plus me porter. Il profite de la seule journée depuis longtemps ou je relache la pression pour me le signaler. Court-circuit total : sans avoir fait attention aux signes avant-coureurs, aux petites maladies qui se succèdent depuis quelques semaines, aux baisses de moral et aux accès de colère, je suis prise de court devant l'ampleur de la révolte. Je me sens fatiguée comme jamais. Exténuée, privée de moteur. Je me sens usée, usée jusqu'à la moelle, sans plus aucun rêve, sans plus aucune envie tangible. Même dormir, je n'y arrive plus. Et je me retrouve, allongée sur mon lit, fixant les pales immobiles du ventilateur, et me demandant dans un brouillard d'incertitudes : "Mais qu'est-ce que je fais là ?"
Ces jours-ci, j'ai mille ans.

Parce que soudain je n'ai plus envie. Je n'ai plus envie de m'émerveiller chaque matin, je n'ai plus envie de garder les yeux grands ouverts écarquillés, toujours, je n'ai plus envie de tout ce partage et de toute cette gentillesse et de toutes ces couleurs non plus. Soudain je rejette tout, mon voyage et l'Inde dans le meme sac, je rejette tout ce que j'ai voulu découvrir, tout ce que j'ai déjà découvert, je rejette ce qui m'a poussé à partir. Je fais mine de ne plus m'en souvenir. Je rejette tout le chemin qu'il me reste à parcourir. Sans souvenirs et sans perspectives, ne reste plus que ce présent insipide de chambre d'hotel minable, ce bled ou je croupis en attendant... Mais en attendant quoi, au juste ?
A chaque quinte de toux, c'est mon voyage que je veux expulser, c'est toute l'énergie que j'aie pu déployer ces neuf derniers mois que je veux oublier et laisser derrière moi, toute cette énergie qui m'insupporte parce qu'elle me parait si loin déjà, et, peut-être, si vaine, si inutile. Et à chaque plat qui se présente devant moi et dont mon appétit récalcitrant refuse de prendre la moindre part, c'est comme si c'était ce voyage tout entier qui m'écoeurait, ce voyage tout entier dont je ne pouvais plus avaler la moindre bouchée, saturée, nourrie jusqu'à plus faim au biberon de la découverte, de l'aventure et du dépaysement.

Guest-houses, terrasses sur le toit : la vieille-ville est le repaire des touristes. On reconnait les Francais au Guide du Routard qu'ils promènent sous le bras ou qu'ils laissent trainer sur la table du restaurant. Plutot facile pour faire des rencontres. Mais ces jours-ci, même cela, je n'y arrive plus, incapable d'assumer mon role d'aventurière du bout du monde qui met quelques rêves dans les têtes des routards à qui je parle. Si distante de mon aventure qu'à la raconter je me demande si c'est bien moi qui suis en train de la vivre. Fascinée par ceux qui seront à Paris la semaine prochaine.
Clouée au sol, incapable de repartir.




lundi 19 mars 2012

Happy Holi ! Jahlawar, km 9300



Les journées qui suivent mon départ de Jalgaon me voient, enfin, tomber malade. Neuf mois environ que je le redoutais ! Mais la chaleur, qui commence à se faire intense, l'usure du voyage, le régime alimentaire draconien que ces purs végétariens me font subir ont finalement raison de ma santé. Insolation et fièvre inexpliquée se relaient pour me faire passer quelques jours désagréables. Les journées passées au fond de mon lit sont forcément des journées de spleen et de mal du pays. Il est plus agréable d'être malade et dorloté chez soi que seul au bout du monde ! Ces jours-là, j'en viens à ruminer les aspects de ce pays qui me gênent le plus. Et d'abord cet amour de la hiérarchie et cette culture du service, ou bien de la servitude. Il n'y a rien qu'ils aiment tant. Chez les familles aisées, c'est flagrant. Elles s'entourent d'une armée de serviteurs, de "boys" à la peau toujours plus foncée, chargés de porter mes bagages, de faire le jardin ou d'apporter un verre d'eau au maitre des lieux. On me fera régulièrement des commentaires sur la difficulté qu'il y a des nos jours à trouver des domestiques qui ne soient pas fainéants, ou qui ne demandent pas trop d'argent. Cela n'est d'ailleurs pas propre aux familles aisées : la classe moyenne elle-aussi veut ses domestiques et exige qu'ils restent là du matin au soir, quitte à sacrifier toute notion d'intimité et de vie privée. Le fait d'être servi prime. Plaisir qui se combine toujours avec le plaisir de servir. Qu'un invité se présente et il est accueilli avec le plus d'empressemement possible. Le verre d'eau qui se tend n'est pas qu'un simple verre d'eau, mais un verre posé sur un plateau que l'on présente à l'invité avec un léger hochement de tête et dont on attend toujours, patiemment, qu'il soit fini avant de repartir avec, en cuisine.
Les repas sont toujours particulièrement compliqués. Je ne mange bien souvent que toute seule, et toujours avant les autres membres de la famille. La portion qu'on me sert de riz, de lentilles et de légumes est toujours ridiculement petite, mais à présent je ne me laisse plus avoir : car je sais bien que sitot la dernière bouchée avalée, quelqu'un se précipitera pour me resservir, et toujours d'une ration trop petite, rien que pour le plaisir, dirait-on, d'avoir à me resservir à nouveau. Rien ne me crispe plus que ce léger froissement du rideau de la cuisine qui tente de se soulever le plus discrètement possible, que ce fugace coup d'oeil jeté à mon assiette pour vérifier que je ne manque de rien, tandis que personne ne me parle. Ce manque de spontanéité parfois, est pesant. Et il me faut en déployer, de l'énergie, pour réussir à dépasser ce statut d'étrangère, d'invitée, et réussir enfin à échanger, un peu plus simplement !



On m'avait prévenue, deux jours à peine après mon insolation, alors que je m'apprêtais à prendre la route : "Tu veux voyager le jour du festival de Holi ? Mais c'est très dangereux !". En enfourchant mon vélo, je m'étais dit que décidément, ce pays, c'était peut-être un peu trop pour moi. Car le jour de Holi, le grand jeu est de se lancer de la poudre colorée et des bombes à eau les uns sur les autres, et surtout d'en recevoir soi-même. C'est donc peu dire que, encore faiblarde, j'étais sur mes gardes en traversant les villages qui ne manquaient certainement pas de cacher, dans leurs ruelles adjacentes, des chenapans aux mains colorées. Et il est vrai que j'ai bien vu ce jour-là nombre de gamins hilares et colorés de la tête aux pieds, mais pas la folie que j'imaginais - et à laquelle il m'aurait fallu moi-aussi échapper. En réalité, c'est surtout parce qu'il ne s'agissait ici que de la première salve. Le vrai Holi allait de dérouler quelques jours plus tard - et ce jour-là, pas question pour moi de prendre la route.



C'est donc à Indore que je m'apprête à passer Holi. La veille au soir, une grande fête est organisée quelque part dans la ville pour commémorer le jour saint - car, aussi profane que paraisse les manifestations ce jour-là, Holi est d'abord un jour saint, ou l'on commémore la victoire du sacré - le bucher sur lequel brula la soeur d'un roi impie, et auquel survécut un fervent dévot. L'histoire est tragique et morbide à souhait - mais bon, à Holi, on ne s'en souvient pas trop. Et ce soir-là, justement, l'ambiance n'est pas aux lamentations, dans cette assemblée de messieurs en beaux costumes, de femmes en saris, et d'enfants galopant partout, au son de la musique beaucoup trop forte qu'un orchestre joue avec enthousiasme. Sur la scène, pour faire bonne mesure, deux petites filles immobiles et costumées figurent Shiva et Parvati. Les pauvres ne s'amuseront pas beaucoup de la soirée, figées dans la posture mythique des deux dieux. Pour le reste, la fête bat son plein. Tour à tour les femmes puis les hommes se lèvent et s'avancent au milieu de la fosse. Chez les femmes, qui tournent toutes en rond au rythme des tablas, la danse a quelque chose de sérieux et de consciencieux qui vient contraster avec leurs mines réjouies et leurs éclats de rire. Quand vient le tour des hommes, c'est la folie totale : on gesticule dans tous les sens, on s'embrasse et on hurle sa joie. Il n'y a pas d'autres mots : c'est une joie pure et sans bornes qu'ils laissent éclater. Pas une goutte d'alcool n'est servie, pourtant on se laisse aller avec bonheur aux plus complètes extravagances. Un mari à qui sa femme a laissé, le temps de chercher dans la foule leur petit garçon, son sac à main, devient instantanément l'objet des rires de la foule en liesse qui entreprend de le grimer en femme à grand renfort de maquillage et de couronnes de fleurs. Sa femme, revenue sur ces entrefaites, éclate de rire en découvrant le tableau et demande à être transformée en homme. Et aussitot le jeu s'étend, et tous les couples de l'assemblée, les messieurs aux beaux costumes et les femmes aux nobles saris, échangent leur role dans des gloussements incontrolables.




Et le lendemain ne vient pas tempérer les ardeurs. La journée commence pourtant tout à fait tranquillement. Tout au plus se barbouille-t-on un peu de poudre sur le visage en se souhaitant "happy holi", et l'on fait mine de ne pas trop prêter attention aux enfants qui s'aspergent copieusement dehors... Mais c'est un leurre. En vérité, la tension est palpable et tout le monde sursaute sans réussir à le cacher à chaque fois que la sommete retentit. Seul Tejas, le père, semble vraiment travailler, assis à son ordinateur. Enfin, sur les coups de midi, c'est l'explosion : la famille élargie débarque en frappant bruyamment à la porte, la mère de maison et sa fille, moitié hurlant, moitié riant, courent se réfugier dans la pièce du fond en prenant bien soin de claquer toutes les portes. Les mains couvertes de peinture, les nouveaux arrivants à qui on a fini par ouvrir se précipitent à l'intérieur dans un fracas indescriptible, en évitant tant bien que mal les meubles et les coins de murs de cet appartement décidément bien trop petit pour une telle débauche d'énergie... Du coup, la fête déborde dans le hall de l'immeuble. Splash ! La cage d'escalier. Splash ! La porte d'entrée. Tout est aspergé, repeint à la mode Holi, en de grosses taches roses et jaunes. A l'intérieur, l'appartement n'est plus qu'un champ de ruines multicolore, un chantier ou seul Tejas, toujours à son clavier mais peinturluré de la tête aux pieds, semble ne s'être rendu compte de rien. Les femmes, quant à elles, se débattent toujours, répétant à qui veut l'entendre que ça suffit, ravies en réalité de se retrouver ainsi barbouillées. Les bombes à eau commencent à pleuvoir tout autour de nous.Holi est assurément la fête rêvée des enfants du monde entier. Mais ce jour-là, dans ce hall d'immeuble, dans tous les halls d'immeuble de l'Inde tout entière, ce ne sont certes pas les enfants qui s'amusent le plus...



lundi 5 mars 2012

Jusque sous les ongles. Sendhwa, km 8800



Il y a quelque chose en Inde qui diffère vraiment des autres pays. On met un certain temps avant de comprendre ce que c'est, avant de mettre un mot sur cette force puissante et enivrante qui semble tout entier nous envelopper, sans jamais nous lacher. Et puis soudain on le remarque : l'Inde tout simplement est un pays plein - un pays entier, et même l'Iran et son raffinement à coté n'apparait que comme un espace imcomplet, ou comme un peuples qui n'a pas réussi, ou pas voulu, occuper totalement son territoire. En Inde c'est différent - en Inde, tout est saturé. Il n'y a jamais aucun répit pour aucun des sens, et les Indiens s'efforcent avec frénésie de remplir tout ce qui pourrait, à un moment ou à un autre, paraitre vide.
Il n'y a qu'à voir la manière dont ils mangent, sans couverts : il ne s'agit pas ici de porter simplement la nourriture à sa bouche, non ; il s'agit auparavant de mélanger le riz au curry et de touiller, de malaxer longuement la mixture de sa main doite, avec une délectation, une sensualité dont ils ne se lassent jamais. Le toucher : un sens qu'on néglige tellement chez nous ! En Inde, il se rappelle à chaque repas. Quant au gout, c'est pire encore. On le sature au maximum. La cuisine que l'on me sert est d'une finesse incroyable mais ne serait pas complète sans une sévère dose de piment qui enflamme mes papilles et leur fait crier grace trois fois par jour. Eux ne comprennent pas ce que l'on peut trouver à la fadeur.



Mes trajets sur la route sont plutot tranquilles, tant que je ne traverse pas de villages : je repose mes yeux au contact des douces couleurs du paysage, mes oreilles à celui d'un silence relatif. Mais l'entrée dans un village m'entraine immédiatement dans un tourbillon sidérant de puissance : tous mes sens s'allument et s'alertent à la fois. La vue : tout à coup c'est le même arc-en-ciel criard qui vient remplir mes pupilles. Ces saris sont trop rouges, trop jaunes, trop verts ! Même la burqa de certaines femmes musulmanes, qui ne laisse apparaitre que leurs yeux, semble trop noire. Les fleurs sont partout, provocantes de profusion. Flamboyants et bougainvillées débordent et tant pis si les couleurs ne sont pas assorties ; ce qui compte, c'est que cela pète, tonne, que cela marque, quoi !
L'odorat : difficile de décrire ce savant mélange de parfums qui saute immanquablement au nez dès que les premières baraques sont en vues, toujours à peu près le même, mais dont les subtiles variations différencient les villages qui s'égrènent... Un mélange de fumier et d'encens, de gaz d'échappement, de bétail et de noix de coco, qui me laisse toujours vaguement nauséeuse, une fois le village hors de vue.
L'ouie : au contact des villages, les klaxons, du reste jamais totalement en berne, se réveillent et hurlent à qui mieux-mieux, au milieu du meuglement des vaches, de la litanie incessante des prières, des vendeurs a la criée - et des hurlements de joie des gamins qui ne manquent jamais lorsque l'un d'eux a repéré le drole de vélo tout chargé de bagages qui descend la grand rue...
Si l'on rajoute à tout cela le trafic fou auquel il faut prêter une attention constante, les spectacles de rue et les scènes imprévues qui captent toujours mon regard, on comprend que je ressors de chaque village éreintée, aspirant à un peu de calme pour reposer mes sens avant le prochain assaut...



C'est ça, l'Inde, ce pays si complet qu'il pénètre partout, s'infiltre jusque sous mes ongles - j'ai beau les frotter et les récurer, ils restent ici toujours noirs de crasse et de poussière, noirs d'Inde. Qu'il me fait éternuer sans raison à longueur de journée, qu'il me pique les yeux et me brule la langue, et qu'il me laisse à l'intérieur une drole de sensation, celle d'une ame qui au contact de ces sens réhaussés voudrait grandir, grandir grandir... Pour se mettre elle-aussi à hauteur.

Avant Aurangabad, je m'arrête deux jours pour rendre hommage à Shiva.  Je n'arrive pas à savoir si la fête est nationale, si elle ne concerne que l'état du Maharashtra ou seulement ce petit village. C'est qu'il y en a tellement, des fêtes, et il y en a tellement, des dieux ! Je suis hébergée chez Arun, le médecin du village, et sa femme, petits vieux adorables qui m'emmènent chez le photographe pour une séance en bonne et due forme de laquelle ils me laissent un tirage. La démarche est jolie. Le lendemain, à la première heure, je vais avec lui sur les lieux du culte, à la confluence de deux rivieres sacrées qui coulent à quelques kilomètres de là. L'endroit est noir de monde, et les scooters qui trimballent toutes la famille peinent à se frayer un chemin parmi la foule des dévots. Alors nous, en voiture, nous n'avons aucune chance d'y arriver, et ce ne sont pas les coups de klaxons rageurs d'Arun qui changent grand chose à l'indifférence des gens autour de nous ! Nous rebroussons chemin, il faudra revenir dans l'après-midi. Nous nous rabattons pour l'heure sur un petit temple du village, dédié à Shiva et ouvert à la fête ce jour-là. Dans le minuscule édifice, une demi-douzaine de personnes sont rassemblées autour du lingam, l'emblême phallique vénéré du dieu. Un prêtre brahmane psalmodie des prières d'une voix monocorde, sans jamais s'arrêter. Deux hommes assis en tailleur versent sur le lingam une petite fiole d'eau, le plus doucement possible. Ils veillent à la remplir aussitot qu'elle est vide : il ne faut jamais qu'ils s'interrompent de verser, tant que le prêtre récite. A l'opposé du cercle, trois femmes assemblent avec minutie des fleurs coupées qu'elles déposent avec soin autour du lingam, selon une logique qui m'échappe. L'ensemble est pratiquement plongé dans la pénombre. Seules quelques bougies renvoient sur les murs en pierre leur omble tremblotante... C'est à peine s'ils remarquent mon intrusion. Je me plante dans un coin de la pièce, retenant mon souffle, ne comprenant rien à ces rituels et me laissant seulement bercer par la litanie et les effluves d'encens...




L'après-midi, nous retournons sur les rives de la rivière. Toute la famille nous accompagne pour l'occasion. Il y a toujours une foule compacte sur les berges. Des enfants tous nus courent sur les ghats, ces grandes marches qui descendent jusqu'à l'eau, permettant aux pélerins de prendre leur bain dans les eaux pures et purifiantes de la rivière sacrée. La foule se presse aux différents temples disposés un peu partout autour de la confluence. Dans le plus imposant, il y a près d'une demi-heure d'attente pour pouvoir déposer ses offrandes devant le lingam sacré ! Mais le spectacle est aussi à l'extérieur, toujours dans l'enceinte du temple : c'est assez fascinant de voir les sadhus, ces vagabonds mystiques en turban et qui croisent souvent mon chemin le long des routes, prendre refuge sous les arcades du temple et y vivre pour quelques jours, juste à coté des devots venus prier seulement le temps de l'après-midi. A deux pas de la foule en liesse, ils sont là, certains dorment, d'autres mangent, et le peu qui leur sert de vêtements sèche à la vue de tous sur des fils à linge de fortune tendus entre deux piliers...

Mais la vraie attraction de l'après-midi, c'est la visite rendue au gourou. On peut voir des photos de celui-ci un peu partout dans les maisons ou dans les rues. Rattaché au plus grand temple de la zone, il est naturellement le gourou de tous les villages environnants. Sangita, la belle-fille d'Arun, m'explique : "Le gourou, ce n'est pas un prêtre ; c'est quelqu'un qui nous donne des conseils, qui nous montre la voie. Nous, on lui rend visite une fois par an environ, on vient lui demander sa bénediction, lui demander son avis sur les choix qu'on doit faire. C'est un peu comme notre père !". Pour l'instant, il faut différer la visite au gourou - il n'est pas à son poste, au grand dam de tous ceux qui se pressent, qui se marchent les uns sur les autres, qui se haussent sur la pointe des pieds. Quant a moi, je suis très curieuse de le voir, ce gourou pour qui certains viennent de fort loin !
Je le verrai un peu plus tard dans l'après-midi : alors que nous sommes assis à l'ombre du temple, Arun nous appelle, ne tenant plus en place : ça y est ! le gourou est là ! Aux abords du tapis sur lequel il est assis, c'est la cohue : les gens se poussent et parlent tous en même temps. Nous nous frayons un chemin parmi la foule - l'autorité du médecin fait son effet ! Débouchant aux premières loges j'assiste médusée au spectacle d'un gros homme enturbanné, assis un peu lascivement sur une sorte d'estrade, tandis que les dévots qui ont réussi a s'approcher se bousculent pour lui baiser les pieds avec ferveur et déposer quelques billets dans les mains de ses acolytes. Lui baiser les pieds ! J'en suis à me demander s'il faut moi-aussi que je me plie en deux pour embrasser les petons du saint homme, quand le medecin lui hurle, pour se faire entendre, que je suis venue de France en vélo pour le voir. Rien que ça ! Cela n'a pas l'air d'étonner plus que ça le gourou, qui me regarde d'un oeil impavide, puis qui finit par fouiller dans la caisse en carton à coté de lui avant de me donner une noix de cajou en pendantif, sensée me protéger des démons. Ca tombe bien, l'oeil de Fatima que l'on m'avait offert en Turquie a rompu il y a à peine deux jours : les dieux semblent se relayer pour me protéger... Je reçois le cadeau sous l'oeil jaloux du public, tandis que la femme d'Arun me crie : "Remercie-le !! C'est un grand honneur !" avant de se jeter littéralement aux pieds du gourou et de l'embrasser avec dévotion. Je tente de faire deux ou trois namaste respectueux dans un chaos indescriptible, il me lance un sourire placide, puis nous laissons la place à d'autres. Je suis encore éberluée de ce spectacle impressionnant. Les imams d'Iran étaient morts depuis plusieurs siècles ; les gourous indiens sont vivants mais ne mouillent pas beaucoup plus la chemise... En Inde et en Iran en tout cas, le spectacle est le même, et la ferveur égale ; car, ici et là, ce qui compte, ce n'est peut-être pas tant qui l'on adore, mais simplement le fait d'adorer...

Je repars de cette journée de fête fatiguée mais émerveillée, avec une fois encore l'impression d'en avoir pris plein les sens. Quel pays ! Et c'est encore la grande magie de l'Inde que de m'offrir comme un cadeau, soixante kilomètres et autant de coups de klaxon plus loin, les grottes hindouistes et bouddhistes d'Ellora. Construites sur plusieurs siècles, au début de notre ère, elles recèlent des trésors de statues dont chacune d'elles raconte l'une des innombrables histoires de la mythologie hindoue et rend compte du foisonnement incroyable de cette Inde toujours en ébullition.


Et c'est une plus grande magie encore de l'Inde que d'offrir, sur ce même lieu, dans l'une de ces grottes sombres et fraiches, batie comme une cathédrale, ou soudain, en entrant, l'on n'entend plus rien que le bruit de sa propre respiration, un bouddha d'une simplicité si pure et si dépouillée que, habituée depuis quelques semaines a cet enivrement constant des sens, a cette folie incessante, je reste plantée longuement devant lui, sans pouvoir détacher mes yeux, sonnée.