vendredi 21 octobre 2011

Epreuves anatoliennes. Çerkeş, km 4700


J'y serai donc finalement parvenue, à l'Istanbul tant rêvée. Par une cinq voies. Quarante kilomètres d'hystérie urbaine, d'angoisse et d'excitation mêlées. Comme dans toute situation dangereuse, la règle est simple : surtout, ne pas montrer sa peur. Minuscule sur mes cinquantes kilos roulants, je bombe le torse comme je peux face aux camions de plusieurs tonnes qui s'insèrent régulièrement en me passant devant, derrière, en filant de tous les côtés. On me klaxonne, je n'entends plus que ces fıchus klaxons, il faut à tout prix que j'évite de penser que je suis coincée sur cette cinq voies sans échappatoire, que j'évite de penser tout court d'ailleurs, il faut seulement que j'avance, que j'avance encore et toujours, ça finira bien à un moment ! La route longe l'aéroport à présent, dans une descente à quarante kilomètres à l'heure, brusquement je n'entends plus les voitures, plus les klaxons, parce qu'un boeing décolle au-dessus de ma tête, que le bruit de ses réacteurs m'assourdit, et moi bêtement je ne peux détacher mes yeux de l'énorme oiseau d'acier qui semble surprendre le temps, fascinée et paniquée, pendant que les camions imperturbables continuent à zigzaguer pour éviter mon pauvre vélo.
Quarante kilomètres. Alors c'est dommage mais quand soudain tout se calme et que je me heurte au Bosphore, à Sainte-Sophie et à la Mosquée Bleue, malgré tous les efforts que je fais, je ne parviens pas à être émue comme je l'ai si souvent été sur mon vélo au fur et à mesure que je me rapprochais de la ville. Accablée de fatigue, épuisée, je pense seulement confusément que dans une semaine, je revivrai le même enfer...

L'émotion viendra quand même, plus tard, mais tout doucement, progressivement. Flore, qui m'héberge trois jours et qui me raconte ses périples à travers l'Europe, me dit qu'à Sarajevo, elle n'a pas eu l'impression de découvrir une ville mais bien plutôt de rencontrer une personne. De mes longues promenades le long du Bosphore auquel je reviens toujours et que je ne parviens jamais à quitter, j'acquière progressivement la sensation que pour ma part, Istanbul cette semaine-là se confond avec une partie de moi-même. Un pied en Europe, un autre en Asie, en un aller-retour permanent qui lui donnent toujours l'impression d'hésiter. Ce n'est pas un hasard si je passe mes journées sur les bateaux qui relient inlassablement les deux continents. Je ne sais plus vraiment si c'est l'Europe qui me retient, si c'est l'Asie qui m'appelle. La ville non plus ne le sait pas. Pour elle comme pour moi, il y a un peu des deux, probablement.


Le départ d'Istanbul est épique comme je m'en doutais. Plusieurs centaines de kilomètres de zones industrielles hideuses cernent ma route : l'Asie se fait attendre ! Après ces longues journées de pédalage sans grand intérêt, la route se charge enfin de nouvelles promesses : une longue côte doit m'amener du niveau de la mer à 1300 mètres d'altitude. Les montagnes, enfin...! Las : comme dans un mauvais film policier, le brouillard s'abat au moment le plus délicat. En quelques minutes à peine, ma jolie route pleine de promesses se transforme en une brume qui semble ne plus jamais vouloir finir de s'épaissir. Je mouline dans la purée de poix. Je ne distingue plus rien d'autre que mes roues et, de temps à autres, en une vision hallucinée, les feux clignotants annonciateurs de virages qui surgissent devant mes yeux au tout dernier moment. La côte est raide et je m'y attendais ; sur ma droite le précipice doit probablement donner sur un joli paysage. Je n'en distingue rien. Au loin seulement, perdu dans la brume,  l'appel à la prière d'un muezzin retentit. Ambiance...
Le froid mordant, la pluie qui s'y met, le découragement, la solitude de cette montée qui n'en finit pas... Et puis soudain, la délivrance : un village, enfin ! En deux minutes on s'approche de moi, m'invite pour la nuit. Je suis propulsée sans que j'aie le temps de m'en rendre compte dans une piéce illuminée, chauffée au poêle. On pose devant moi des tartines de miel et un thé sucré. Un gamin regarde Inspecteur Gadget à la télé. Soudain j'ai cinq ans. Je ne pense plus à rien, surtout pas au lendemain, je souris vaguement et m'endors dans la foulée.


La vie publique en Turquie est éminemment masculine. Impossible d'apercevoir une seule femme dans les cafés des villages qui pourtant ne sont jamais vides. Je n'y entre jamais de mon propre chef, intimidée par ce monde d'hommes dans lequel je suis forcément une intruse. Pourtant il est bien rare que je passe devant sans qu'un client m'apercevant de l'intérieur ne sorte m'inviter à boire un thé. J'hésite toujours un peu, impressionnée, gênée, consciente de ne pas être à ma place. Pourtant le froid a toujours raison de mes dernières tergiversations. J'entre alors, et goûte pour quelques minutes à la douce chaleur du thé sur mes mains glacées.
De deux choses l'une alors : soit mon arrivée, le casque à la main, fait sensation, et l'on me le montre joyeusement. On se regroupe autour de moi, toujours à dıstance respectueuse toutefois, on me pose des questions, on m'écoute balbutier quelques mots. Les thés se multiplient, on apporte un jeu de backgammon auquel l'on ne me propose pas de jouer mais que je suis autorisée à regarder respectueusement. Difficile dans ces conditions de repartir, de refuser la tasse de thé qui se pose devant moi dès que je fais mine de me lever !
Deuxième cas de figure : mon arrivée fait sensation mais on s'empresse de ne pas me le montrer. Je suis installée seule dans un coin du café. Les regards m'évitent soigneusement. Les conversations continuent mais à voix basse. Je bois mon thé, sort sans que l'on ne semble me remarquer. Avant d'enfourcher mon vélo, mon grand plaisir alors est de me retourner une dernière fois vers la vitrine du café et d'y apercevoir une demi-douzaine de paires d'yeux ronds qui suivent chacun de mes mouvements depuis ma sortie. Je fais un signe de main, l'accompagne d'un grand sourire : eux se détournent avec empressement et mon signe se perd dans le vide.


Le soir en revanche c'est autre chose et c'est la communauté des femmes qui me prend sous son aile ! Les rares hommes que j'aperçois dans les maisons sont distants et se contentent en me voyant de vagues hochements de têtes bienveillants. Les femmes en revanche sont curieuses, intéressées, outrées avant tout du sort que je fais subir à ma mère. Elles ne comprennent pas ce qui me pousse à partir ainsi. Je n'arrive pas à le leur faire comprendre. Les conversations sont encore laborieuses pour le moment. Alors le partage passe par autre chose : la nourriture. "Mange, mange !". Elles me regardent comme si j'étais folle, me le disent parfois. Elles me croient malade probablement. Mais elles me servent à manger, et moi je mange. Je mange ! Les voilà un peu rassurées sur mon sort.



Après quelques jours de pluie et de brouillard le soleil se montre enfin. Je peux profiter du spectacle. Et quel spectacle ! Je me répète sans fin ce mot que je charge de magie : Anatolie... Le paysage est dunaire, désertique au possible. Les villages se cachent derrière quelques collines, trahis seulement par les minarets des mosquées qui hérissent le décor. Rien ne bouge. Tout est serein. L'Asie s'est fait attendre mais enfin se dévoile...

mardi 11 octobre 2011

La fin de l'Europe. Istanbul, km 4260

C'est l'histoire d'une rencontre ratée avec un pays. Il faut dire que ça partait mal : plus rapidement encore que ce que je m'étais imaginé, la Bulgarie venait m'arracher au Danube. Je ne serais donc pas allée jusqu'au delta : ma route vers Istanbul me cueille alors qu'il reste au fleuve un peu plus de trois cents kilomètres à parcourir avant de mourir en mer Noire. A Silistra, je quitte le fleuve à regret après qu'il m'ait accompagnée sur qelques deux mille cinq cents kilomètres. J'ai toujours en tête cette histoire qui me suit depuis Kelheim : en sortant de la ville allemande, accompagnée par mon hôte Gabi et un peu inquiète de mon voyage à venir, quelque chose sur l'eau avait retenu notre attention. Flottant avec insouciance, retenue deux temps à autres par les roseaux qui bordaient le fleuve, une bouteille en verre nous avait fait de l'oeil. Dedans, un message ! Mon humeur maussade du jour m'aurait fait continuer mon chemin sans trop prêter attention à ces enfantillages. L'enthousiasme permanent de Gabi l'a fait sauter à l'eau en deux temps, trois mouvements. Et voilà la bouteille sur la rive et deux cyclistes émoustillées essayant d'extraire le fameux message...
Le bout de papier ne comportait ni nom, ni adresse. Juste une phrase écrite en allemand au stylo bic : "Qui que vous soyez, bonne chance dans tout ce que vous entreprendrez !"
Mon voyage avait reçu la bénédiction du Danube en personne, et quitter celui-ci à la frontière bulgare avait forcément quelque chose de l'ordre du crève-coeur.

Après Silistra donc, ma route sans plus aucun fleuve pour la border s'étire vers le sud. Les collines, jamais très hautes, qui se succèdent consciencieusement sur plusieurs centaines de kilomètres entreprennent un minutieux travail de sape. Surtout, mes soirées bulgares sont mornes et sans intérêt. Les portes s'ouvrent difficilement, je traverse le pays dans une indifférence quasi-générale. La Bulgarie me boude, et je le lui rends bien. Alors que la Roumanie m'invitait à flâner et à prendre tout mon temps, je traverse sa voisine en un éclair. Mais quand personne n'est là au matin pour me regarder partir, quand personne ne me pousse à grands renforts d'accolades vers l'étape suivante, je m'essouffle plus vite, ne comptant que sur moi-même.
Du coup, c'est vidée que j'attaque une nouvelle côte. Je ne les compte même plus mais celle-ci, impossible de la franchir. A défaut d'un peu de réconfort, j'ai besoin de sucre. Arrêtée sur le bas-côté, mes tartines de miel dans la main, je m'efforce de me remonter le moral quand une voiture pile devant moi. Deux gars plutôt baraqués, l'air peu avenant, en sortent : la route est déserte et moi, pas très rassurée... Mais le premier instant d'auto-examen passé, ils me font de grands sourires un peu hallucinés : tout à coup c'est une avalanche de paroles qui s'écroule sur cette semaine passée dans le silence indifférent : qu'est-ce que je fais là ? d'où est-ce que je viens ? mais pourquoi ? Ils m'indiquent tout excités une source où je pourrais remplir ma gourde, insistent pour voir ma carte routièe et m'expliquer le chemin à prendre. Ils finiront par me laisser repartir non sans avoir une dernière fois demandé si j'étais bien sûre de ne pas avoir besoin d'aide. Les pauvres ont l'air déconfits de ne rien avoir à me donner qui pourrait m'être utile. Ils ne se doutent pas que ce jour-là ce sont probablement leurs attentions et leur sollicitude, leur intérêt à mon égard, qui me permettront de franchir cette sacrée côte et d'aller au bout de l'étape.

Et puis, je passe en Turquie, et soudain, tout se ralentit. Je dois m'arrêter régulièrement pour accepter le thé qu'on m'offre sur le bord de la route, je fais de moi-même des étapes moins importantes, j'ai de nouveau l'envie de me poser. Je commence à le comprendre : ce voyage n'a rien de régulier ni de linéaire. Rien n'est écrit, tout se construit, coup de pédale par coup de pédale. Et j'ai de nouveau des histoires à raconter, des rencontres qui surgissent à foison.

Sur la route qui décidément n'en finit pas de monter et de descendre, le tenancier d'un improbable boui-boui, coincé entre deux stations service, me hèle. Je m'arrête : les hommes - camionneurs - qui sont là me font signe de m'asseoir, m'apportent un thé brûlant et revigorant. Avant même d'avoir réalisé, un plat de boulettes de viande au riz est posé sur la table. Je n'ai pas à payer : un sourir au patron qui hoche la tête d'un air tranquille suffira. Alors que je mange mes boulettes de viande sous le regard amusé et intrigué des autres clients, on m'apporte, sans un mot, un livret défraichi. Je l'ouvre. C'est un livre d'or que les voyageurs, à pied ou à vélo, qui se sont arrêtés ici signent depuis 1982... Des petits mots d'aventuriers partis d'Allemagne, d'Ecosse ou de Fance, en diection d'Istanbul, de Jérusalem ou d'ailleurs, parsèment les pages de ce dôle de recueil. C'est comme si les voyageurs du monde entier s'étaient donnés rendez-vous dans cet endroit paumé, à plusieurs mois d'intevalle. Je laisse mon petit mot à destination des prochains qui s'arrêteront dans quelques mois. Et en sirotant mon thé, dans ce bouge hors du temps, je perds mon regard dans l'horizon d'où je viens, persuadée de bientôt voir surgir le futur cycliste qui passera par là...


Plus tard sur la route, c'est Mustafa et sa famille qui m'ouvrent leurs portes. L'invitation est venue comme ça, sans que j'aie rien demandé. Mais voilà : Mustafa est routier. Le voyage, il connaît.
Voilà plus de vingt ans qu'il trimballe son camion sur toutes les routes d'Europe. Assis dans son fauteuil, une bière à la main, il m'égrène avec délice, comme si c'étaient des bonbons, les noms des villes qu'il a traversées, parfois seulement frôlées, du bord de l'autoroute : Milan... Monaco... Cannes... Il ne s'y est jamais arrêté, ne les a jamais visitées. N'en a jamais eu envie. L'important est ailleurs : dans cet appel plus fort que lui qui le pousse à bouger, sans cesse. A se sentir toujours un peu chez lui, toujours un peu étranger. Dans le drôle de rapport qu'il entretient avec les autres routiers, qu'il ne connaît pas, qu'il entrevoit seulement à travers le pare-brise de leurs camions, mais auxquels ils se sent indéfectiblement lié. Et avec qui, parfois, il lui est arrivé de partager des moments d'une intense humanité. Il me montre sur la table du salon une pile de cahiers qui s'entassent là, progressivement, depuis vingt ans : ses carnets de voyage. Vingt ans de sa vie. Tout y est consigné, les rencontres et les réflexions sans fin qu'il mène sans y penser pendant ses longues heures au volant. Il me raconte ses routes passées, bien sûr, mais invariablement il s'interrompt, rêveur. C'est qu'il pense sans cesse à un autre voyage : le prochain, toujours le prochain...
Au matin je quitte Mustapha avec la curieuse sensation que l'on m'a ouvert une petite porte vers un monde que je n'avais même pas soupçonné. Si proche du mien pourtant. Et je reprends la route en souriant bêtement à tous les camions, même à ceux qui roulent un peu trop près de moi.

Et soudain, me voilà à Istanbul ; j'y resterai six jours. L'arrivée est laborieuse, dangereuse, interminable ; mais, tout à coup, je ne peux plus aller plus loin : le Bosphore me coupe la route. De l'autre côté, l'Asie et les montagnes qui perdues dans la brume me font déjà de l'oeil.
Alors je repense à ces trois mois, au Danube, aux Portes de Fer, à chacune de mes rencontres.
 Bien sûr j'avais imaginé mon voyage avant de partir et bien sûr je rêvais alors beaucoup plus aux parfums d'Asie qu'aux plaines hongroises ou serbes. Mais lorsque je quitterai Istanbul, que d'un coup de bateau j'enjamberai le Bosphore pour l'Asie tant fantasmée, que j'entamerai un nouveau voyage bien différent de ces trois mois passés, je le ferai en me sentant plus européenne que jamais.