mardi 30 août 2011

Premieres angoisses. Belgrade, km 2660.


Je prends du retard sur ce blog. Il est vrai que je n'ai pas trop eu l'occasion de trouver des accès à internet ces derniers temps. La vraie raison, c'est que j'ai eu peur.J'ai eu peur de venir raconter ce que je vivais parce que je n'en étais pas très fière. Et qu'il m'a fallu un bout de temps avant de pouvoir digérer cette semaine et les états d'ame qui n'ont eu de cesse de l'accompagner.

Ivan et Dragica ont soixante-dix ans, un peu plus, un peu moins. Ils me reçoivent dans une maison qui, au fond, n'en est pas une. A la place, ce sont quatre pièces indépendantes les unes des autres, quatre granges plus ou moins aménagées en pièces à vivre. Ivan et Dragica vivent seuls ici. Ils n'ont pas d'enfants - "C'est mieux comme ça !" me dit Dragica en riant. Ivan a travaillé longtemps comme menuisier avant qu'un accident de machine ne vienne lui arracher trois doigts et le condamner au repos forcé avec une petite pension d'invalidité qui les fait vivre tous les deux aujourd'hui. Dragica a travaillé douze ans à l'usine ; ce n'est pas assez pour pour pouvoir espérer une retraite. Ivan croit en Dieu. Dragica, non ; c'est un drole de couple que j'observe par-dessus la tasse de café en poudre - elle qui s'inquiète de manière si pragmatique de la manière dont je vais vivre l'année qui vient, et lui, qui répète inlassablement : "Mais je te dis qu'il n'y a pas de problèmes, puisque je prierai pour elle !"
Assis sur le lit qui sert aussi de canapé dans la cuisine, Ivan me parle, des heures durant, de sa révélation chrétienne. C'était en 1993, pendant la guerre. Il avait alors prié des nuits durant pour que les bombes les épargnent, Dragica et lui. Elles les ont épargné, Ivan s'est mis à étudier la Bible. Il me raconte avec force détails les nuits d'angoisse pendant lesquelles les bombes sifflaient tout autour de lui, et ces journées de folie, quand l'inflation était tellement forte que plus personne ne comprenait ce qui se passait. Il a conservé de cette période un billet d'un million de dinars qui ne permettait pas alors d'acheter un litre de lait. Et puis, d'autres souvenirs, d'autres bombes : Ivan avait 6 ans en 1944. Il me raconte la main de sa mère qu'il se rappelle avoir serré si fort, cette année-là, tandis que Dragica dépose sur la table le repas du soir : un peu de pain et d'énormes morceaux de lard qu'elle découpe de la pointe de son couteau. Il me raconte enfin, avec encore quelques étoiles dans les yeux, le premier Russe qu'il a vu, à la libération. Quel souvenir ! Il était immense, terriblement effrayant, posté devant la petite boutique ou Ivan allait acheter des bonbons. Mais il avait regardé le petit garçon droit dans les yeux, avait souri, et avait sorti de la poche de sa chemise un petit harmonica qu'il lui avait donné. La scène est digne d'un film. Ivan rit doucement en l'évoquant.
Le lendemain, au moment de partir, Dragica et Ivan m'apportent dans un sac en plastique poisseux un pique-nique monstrueux avec des morceaux de lard qui font mon repas pour une semaine. J'ai l'habitude de ces attentions. Mais Dragica revient avec un pantalon et deux vestes qu'elle me force à prendre dans mon sac, pour quand il fera froid. Ivan sort de la poche de son jean son porte-monnaie, qu'il ouvre pour sortir tout l'argent qu'il renferme. Il me tend le paquet de billets. Je panique, je secoue la tête, répète bêtement non. Je maudis mes lacunes en serbe qui m'empêchent de lui expliquer que je ne veux pas de son argent, que je n'en ai pas besoin. Mais il ne comprend pas, me répète que c'est pour m'acheter du pain. De guerre lasse, Ivan glisse les billets dans ma poche. Je comprends que je ne peux pas refuser. Je repars le coeur gros, avec tout mon attirail qui coute plusieurs années de leur pension. Je me sens mal, plus incertaine que jamais quant à ce que je suis venue faire ici. J'ai la sensation d'être une imposture, pire encore, une spoliatrice. J'arrive quelque  part et je prends toujours beaucoup. Sans être vraiment sure de donner quoique ce soit en échange.

Cette sensation, probablement, est renforcée par les conditions de mon voyage, tellement difficiles en ce moment. La chaleur est harassante, suffocante, atteint au pire de la journée les 45 degrés. La Serbie s'étend devant moi comme une immensité plane et aride, striée par des routes qui s'étendent, rectilignes, sur plusieurs dizaines de kilomètres. Je ne rencontre personne d'autre que, parfois, des chiens de bergers qui défendent âprement leur territoire face à la menace que je constitue, ou des travailleurs, de temps à autre, le dos courbé par l'effort, la peau luisante de transpiration. Lorsque nous nous croisons, chacun regarde l'autre comme s'il était un mirage, une apparition venue de nulle part, dont l'existence même est inconcevable par cette chaleur. La Serbie toute entière m'apparait irréelle, enveloppée d'un brouillard brulant.

Et lorsqu'enfin j'arrive à destination, c'est mon corps à présent qui parle en premier. J'ai besoin d'une douche, j'ai besoin d'un immense verre d'eau, j'ai besoin de manger, j'ai besoin de dormir. Je ne peux plus me satisfaire d'un autre rythme, j'ai du mal. Et cette dépendance si forte, que jamais je n'avais ressentie avant, me rend irritable, moins encline à la conciliation. Me voilà défaite, à nu. Je suis partie pleine de jolies idées, de principes inaltérables, la fleur aux dents. Je me croyais plus forte que jamais. Je croyais que j'étais comme ci et comme ça, je proclamais que je serais comme ci et comme ça. Je parlais de connaissance de soi, de beauté de l'effort, de partage universel. La vérité, c'est que je n'en savais rien. Et puis le voyage arrive. On pédale avec insouciance, le sourire aux lèvres, les premiers jours. Mais on arrive à chaque nouvelle étape
un peu plus usé, on en repart toujours un peu moins régénéré. C'est le risque d'un voyage de ce type : on croit se connaître à peu près. On dit qu'on part pour se chercher, sans trop savoir d'ailleurs à quoi cela correspond. Et puis, à force de se chercher, on en arrive à se trouver... Mais qu'arrive t'il si l'on ne supporte pas ce que l'on trouve ? Je me croyais courageuse mais la moindre petite contrariété m'abat. Tolérante mais je m'irrite dès que l'on ne réagit pas comme je le voudrais. Généreuse mais je ne fais, souvent, que prendre.

Comble de malchance, l'arrivée à Belgrade est la plus éprouvante qui soit. Le vent souffle par bourrasques dans mon nez pendant soixante-dix kilomètres. L'entrée dans la capitale se fait par une artère immense et criblée de trous, qui draine des centaines de voitures à la minute. Je ne mets pas longtemps à saisir le fonctionnement des bus ici : ils me klaxonnent systématiquement, quelques secondes avant de me dépasser. Pas pour me prévenir de ne pas faire d'écart, comme je le croyais naivement. Mais bien plutot pour me signaler qu' il faut me jeter immédiatement dans le bas-coté herbeux car il est hors de question qu'ils dévient d'un poil de leur route. Je m'en suis rendue compte quand le premier bus est passé si près que j'ai senti la carrosserie effleurer mon genou. Alors je serre les dents, je ravale mes larmes. Je ne regarde plus rien que mon guidon.
Et puis... En quittant l'artère, enfin, je respire. La rue parallèle est fleurie, on n'entend presque pas le bruit des voitures. Le Danube coule en contre-bas, plus paisible que jamais. Je relève la tete. J'ai l'impression que ça fait dix jours que je ne l'ai pas fait. Mais aujourd'hui, en regardant devant moi, je ne vois que la route qui me reste a parcourir. Elle m'apparait plus longue que jamais.

lundi 15 août 2011

Une lecon d'histoire. Budapest, km 2050

Il y a des étapes dans mon voyage que je projette, que j'imagine longtemps auparavant et qui me happent une fois que j'y arrive. Vienne était de celles-lá, bien sur. Istanbul en sera surement une autre. Et il en est d'autres, sur lesquelles je ne projette rien, des étapes que je veux passer au plus vite parce qu'elles ne s'inscrivent d'aucune maniere que ce soit dans mon imaginaire. Des étapes qui pourtant compteront dans mon voyage comme de bouleversantes surprises, des coups de coeurs imprévus, de nouvelles portes qui s'entrouvrent alors que je n'avais pas daigné les pousser.
La Slovaquie est de celles-la.
Le bout de Danube qu'elle partage avec la Hongrie est si petit qu'á la préparation de mon voyage, je n'avais meme pas entrevu le fait qu'il me faudrait y passer. Je m'imaginais déjá la montagneuse Autriche, la verte Hongrie. Mais la Slovaquie ? Quand, á Vienne, je m'étais rendue compte qu'inévitablement, j'y passerais au moins trois jours, je m'étais renfrognée devant cette étape imprévue. Je n'ai vu en la Slovaquie qu'un transit, une escale entre deux avions qu'on passe par obligation, en attendant la suite des aventures. Pas seulement parce que je ne parle pas la langue. Mais, surtout, parce qu'elle ne m'évoquait rien, parce qu'elle se posait lá, imprévue.

Pour mieux me donner raison, Bratislava, á la frontiere, m'apparait sous un ciel que je n'ai jamais vu aussi bas, grise a pleurer. Elle a la tristesse des anciennes capitales soviétiques dont le centre rutilant se heurte aux barres d'immeubles qui s'étendent á perte de vue. Et ce ciel, si triste, qui menace de me tomber dessus á chaque coup de pédale... D'ailleurs, c'est ce qu'il fait, et ma premiere journée slovaque se passe sous la pire averse qu'il m'ait été donné de subir depuis le début de mon voyage. Je serre les dents en pédalant contre le vent, crispée au possible comme pour mieux lui montrer, á cette satanée Slovaquie, que je ne vais pas m'en laisser conter !
Il faut tout de meme me résoudre á demander un toit. Apres de longues minutes á tourner en rond dans le village oú je me suis arretée, je demande á une femme qui rentre chez elle, pressée sous son parapluie, si par hasard elle parle allemand... Elle a l'air embeté, l'allemand, elle ne le parle presque pas, quelques mots tout au plus qu'elle se rappelle de l'école primaire. Mais on se comprend, malgré tout, á grands renforts de mimes, de mimiques, et de ces minuscules bribes de conversations que l'on parvient á échanger. La tente est plantée, la pluie s'est calmée, et moi je suis invitée á prendre le thé chez Marika, son mari Jane et ses filles, Victoria et Christina. Tronant fierement sur la grande table en bois, ravi probablement d'etre enfin utile apres de longues années passées sur l'étagere, le gros dictionnaire hongrois-allemand passe de mains en mains, feuilleté de maniere plus ou moins precipitée au gré des rebondissements de la conversation. De fil en aiguille, le thé est remplacé par du café, puis par les couvers annonciateurs du diner. Marika pose devant moi une immense assiette de bouillon de poule - un vrai de vrai, une véritable potion magique dont chaque gorgée me remet un peu plus sur pied. Mon voyage est dur car dans les moments difficiles, je ne peux me raccrocher qu'á la promesse incertaine d'un toit et d'un couvert le soir. Ceux-ci ne me sont jamais dus : ce sont des cadeaux, que l'on ne me fait pas toujours. Il n'est pas facile de pédaler contre le vent sans pouvoir se raccrocher á ce qui nous attend á l'arrivée. Mais quand c'est un bouillon de poule que l'on nous sert, dans une immense assiette, et avec une bourrade affectueuse sur l'épaule, tout est immédiatement effacé - je repars a zéro, rassérénée comme jamais.
C'est Marika qui se fait le temps d'une soirée l'interprete de la famille. Jane parle tres vite, en me regardant, puis pousse sa femme du coude : "Allez ! Traduis !" Et Marika de se plonger dans son dictionnaire : "Il... dire... il... préférer... moteur... dessus... vélo." Je reconstitue mentalement la phrase commencée il y a dix bonnes minutes, sous le regard attentif de Jane qui guette ma réaction á sa blague. Enfin, j'esquisse un rire laborieux qu'il reprend sur le meme ton. La conversation n'est pas des plus spontanée et les jeux de mots probablement pas aussi piquants qu'ils ne devraient, mais qu'importe. Le plaisir d'échanger est intact, et tellement fort malgré ces obstacles linguistiques qui empechent toute subtilité. Oui, nous sommes grossiers ce soir dans cette petite cuisine, a essayer tant bien que mal de nous raconter avec dix mots de vocabulaire mal prononcés. Nous sommes beaucoup trop lents, peut-etre un peu risibles avec nos gestuelles exagérées et nos soupirs satisfaits quand nous parvenons á nous comprendre. Et pourtant, nous ne pouvons pas faire autrement que d'essayer, encore et toujours, de parler, de nous comprendre. C'est plus fort que nous. Je redoutais ce pays dont je ne comprenais pas la langue. Pourtant, le partage se moque bien de la langue. Il est au-delá, bien au-delá.
Au moment de regagner ma tente, c'est dans leur anglais balbutiant d'écolieres que Victoria et Christina me demandent : "Please, Juliette, come tonight sleep in our room..." Le partage s'affranchit de la langue, l'hospitalité aussi.


Le décor est un peu different la nuit suivante. Aniko habite á Amsterdam avec ses deux fils, et parle parfaitement l'anglais. Elle rend visite á sa mere, Maria, veuve depuis l'année derniere. Dans le village, il n'y a pas grand chose á faire d'autre que de rester á la maison toute la journée, profiter du jardin, bavarder paresseusement. Mais aujourd'hui, Aniko, exceptionnellement, est allée á l'épicerie acheter des gateaux. C'est lá que je la cueille. Quand nous arrivons chez sa mere, mon vélo chargé comme un mulet, celle-ci leve les bras au ciel, faussement désespérée. "Aniko, Aniko ! Je comprends pourquoi tu ne vas jamais faire les courses si á chaque fois que tu y vas tu me ramenes une francaise !"
Je suis encore en Slovaquie. Pourtant, la famille est hongroise - le village entier est hongrois. C'était déjá le cas chez Mariko, la veille, et je n'avais pas alors compris pourquoi.
Au lendemain de la premiere guerre mondiale, l'Autriche-Hongrie, puissance défaite, est disloquée sans ménagement. Au gigantesque empire des Habsbourg succedent une foule de petits états que les vainqueurs composent avec euphorie en tracant de nouveaux traits sur la carte d'Europe. Le Danube constitue alors une frontiere naturelle bien pratique. Au nord, ce sera la Tchécoslovaquie. Au sud, la Hongrie. Et tant pis pour les villages qui se retrouvent á présent du mauvais coté de la frontiere. Le nouvel ordre européen peut enfin s'établir.

Depuis la France, cet épisode de l'histoire est une broutille, une anecdote dont nous peinons á nous souvenir, quatre-vingt-dix ans apres. Les Hongrois de Slovaquie portent toujours en eux une blessure profonde á l'évocation de cette trahison des puissances occidentales. Il n'y a qu'á voir la vitesse á laquelle parle Maria, ses grands gestes et les intonations de sa voix lorsqu'elle me parle de Clémenceau, ce traitre qui les priva de patrie, et du traité du Petit Trianon, qui les condamna á un exil perpétuel. Aniko ne parvient surement pas á me traduire en anglais toute l'étendue de la peine de sa mere, déracinée á jamais. Francaise, je peine á comprendre cette blessure si profonde, ce malaise si paradoxal : Maria ne veut pas appartenir á la Hongrie. Elle laisse tomber, désabusée : "Jamais je ne me sentirai slovaque. Mais je ne veux pas de la Hongrie. Tu sais pourquoi ? Parce qu'en Hongrie, ils ne sont pas vraiment Hongrois. Ils se fichent des traditions, ils ne savent pas ce que c'est. Ici, au moins, on les respecte, les traditions. Les vrais hongrois, c'est nous !" Et pour mieux appuyer ses propos, pour mieux me prouver qu'elle détient le secret de l'identité hongroise, elle retourne á la goulache qui mijote sur le feu. Aniko me glisse : "Elle a raison. Ici, nous sommes plus purs, plus hongrois qu'en Hongrie. Mais au lieu d'avoir du ressentiment contre le monde entier, on devrait seulement etre fiers de cette pureté." Drole de paradoxe, une fois encore, que cette famille qui demande seulement qu'on la laisse vivre tranquille et qui me parle de pureté des peuples sur le ton de la conversation.

La blessure qu'a fait l'Histoire dans la région, il y a quatre-vingt-dix ans, ne s'entretient pas seulement dans les cuisines des foyers. Ici, avoir la double nationalité est interdit. Parler hongrois dans les lieux publics n'est pas toujours toléré. Et le parti d'extreme-droite slovaque semble multiplier ces derniers temps les actions contre les minorités hongroises. Quittant sa goulache une nouvelle fois, sans pouvoir tenir en place, Maria m'apporte un article de journal relatant la derniere campagne anti-hongroise du parti d'extreme-droite. Elle me montre leur logo, la double-croix qui apparait aussi sur le drapeau slovaque. "A l'origine, ca vient de Hongrie, ca. Tu vois, meme ca ils nous l'ont volé !"
Quatre-vingt-dix ans apres le traité de Versailles, les choses ne se sont pas arrangées ici. La tolérance entre les deux peuples a encore des progres á faire, les Hongrois de Slovaquie n'ont pas de pays, et Maria leve toujours les bras aux ciels lorsqu'elle évoque Clémenceau.

Je quitte la Slovaquie avec l'envie furieuse d'apprendre le Hongrois, le Slovaque, de me replonger dans mes livres d'histoire et de revenir, le plus vite possible.

mercredi 10 août 2011

Derniers jours en Occident. Komarno, km 1900

Desolee, toujours pas de photos cette semaine... D´ici deux semaines le probleme devrait etre regle !
 

L´Allemagne me regarde partir, l´Autriche me tend les bras.
La route est sublime et chaque village me fait de l´oeil... C´est ainsi qu´un soir, je m´arrete dans un minuscule hameau de carte postale, ou quatre retraités se la coulent douce sur une terrasse. Je leur demande timidement un bout de jardin : celui-ci m´est gracieusement accordé, de l´autre coté de la maison. Je commence a m´installer, tandis qu´eux retournent a leur biere. Pa pour longtemps : les revoila, tout sourire, se poussant du coude comme des gamins. L´une des deux femmes murmure a l´autre : "Allez, vas-y, dis-lui, toi...". Et l´autre de se lancer : "On voulait vous dire... Euh... Si vous préférez, vous pouvez dormir a la maison... Mais c´est comme vous voulez...". En fait de chambre, c´est un véritable appartement qu´on me propose, avec salle de bain et cuisine privatives... Je remercie d´un sourire immense ces quatre inconnus qui a présent s´en vont a reculons et comme a contre-coeur, car ils croient, comme d´habitude, qu´ainsi ils me laissent tranquille. Mais, comme d´habitude, l´envie de communiquer est la plus forte et Bernd revient dix petites minutes plus tard, conjurant sa timidité : "Oh et puis tant pis... Viens boire une biere avec nous s´il te plait !"
Je retrouve donc Bernd, Brigitte et leur couple d´amis qui ne tarde pas a rejoindre ses pénates. Les quatre comperes sont venus passer ici une retraite on ne peut plus douce. Le paysage est sublime, le village, paisible. Brigitte est grande et maigre, l´air toujours un peu affolé. Elle a la gentillesse collée a la peau, mais aussi la mémoire qui lui joue des tours. Alzheimer la traque depuis des mois. C´est Bernd qui me l´explique a mi-voix, pendant qu´elle s´affaire en cuisine. Il prend ca avec calme, peut-etre avec sérénité. Lorsque pendant le diner, Brigitte me demande, pour la troisieme fois, combien de temps prendra mon voyage, il lui répond, toujours avec la meme pointe de tendresse dans la voix : "Dix-huit mois, Brigitte. Tu te rends compte ?" Et elle me regarde, toujours avec le meme air un peu paniqué : " Dix-huit mois ? Mais, ce n´est pas possible... Toute seule ? Mais je vais etre si inquiete..." Drole de couple que ces deux retraités, lui, la sérénité meme, qui semble si bien me comprendre, et elle, qui se raccroche a tout ce qu´elle peut pour ne pas perdre pied, le regarde malgré tout toujours un peu flou pour mieux contraster avec ses gestes fébriles. De temps en temps toutefois, son regard s´éclaire, redevient vif, aiguisé. Quand elle me raconte avec force détails la derniere fete de famille, les enfants qui courent, les grillades dans le jardin. Alors elle s´illumine, rayonne. Bernd la regarde, toujours avec son sourire aussi doux.

Et puis, l´arrivée a Vienne, enfin... Depuis le temps que je l´attendais, depuis le temps que je l´imaginais... La journée de mon arrivée est magnifique. Je ne sais pas si c´est cela, ou le fait que la capitale tant attendue approche pour les cyclistes de tout poil, mais tout le monde a le sourire aux levres aujourd´hui. Meme les groupes entiers de cyclotouristes que je croise sur ma route et qui quotidiennement m´exasperent depuis Donaueshingen me paraissent plaisants. La piste cyclable du Danube, l´autoroute du vélo : il m´arrive souvent de croiser plusieurs fois, sur plusieurs jours, les memes cyclistes, qui prennent le meme chemin que moi en suivant les memes panneaux. Selon les jours, cela me donne une sensation rassurante de déja-vu, ou la désagréable sensation de suivre le troupeau. Aujourd´hui, je suis plutot contente. Pourtant, dans la journée, je croiserai trois fois le meme couple de cyclistes francais, Francois et Marie-Jo, la quarantaine sereine. La premiere fois, ils m´invitent a prendre un café, curieux qu´ils sont de mon périple. La deuxieme, arretés sur le bord de la route, ils me font des grands signes en criant : !Allez Juliette, vas-y !". La troisieme fois, Francois  me rejoint pour me donner leur adresse, quelque part dans le Massif Central.
Et je poursuis ma route seule. J´aime Vienne avant meme de la voir, précisément parce qu´elle ne se laisse découvrir qu´au dernier moment, au dernier des derniers virages danubiens. On tournicote dans les méandres du fleuve, sans trop y prendre garde, on se laisse charmer par les abbayes et les monasteres qui surplombent les collines... Et brusquement, la voila, Vienne ! Et en l´espace de quelques secondes, un tourbillon d´émotions extremes me happe, et me transporte au coeur de la capitale.

De Vienne, j´aime tout. Ses cafés ahurissants sur lesquels je tombe toujours par hasard, fauteuils moelleux et bibliotheques immenses a disposition. Sa maniere de ne se faire aimer vraiment que des flaneurs qui se baladent le nez en l´air, et qui découvrent, par surprise, des statues de toutes sortes sortant des murs, en hauteur, des gargouilles rigolardes émergeant des fenetres et qui semblent toujours dire : ´´je t´ai eu...´´. J´aime ses parcs immenses et ses musiciens de jazz qui jouent tranquillent pour me rappeler de ne pas m´en faire pour le lendemain. J´aime enfin sa grandeur, toujours intacte alors que le 19° siecle est loin, déja. L´age d´or viennois n´est plus, et pourtant la ville est toujours aussi belle, et pourtant les statues des éminents chercheurs d´un autre temps, dans les couloirs de l´université, ou les étoiles dallées des musiciens illustres, sur le trottoir de l´opéra, donnent envie d´y croire encore et de se replonger dans cette fievre culturelle qui secoua l´Europe. Seuls les tours de caleche qui font flores aupres des touristes m´irritent un peu. Vienne mérite un peu plus de subtilité, tout de meme...

Quand on a longtemps attendu l´arrivée dans une ville comme celle-ci, qu´on l´a projetée, imaginée, revée, qu´elle a été notre raison de pédaler pour quelques semaines, il faut toujours ajouter une touche de décalage, sous peine d´etre inévitablement un peu decu. J´ai trouvé celle-ci en Erman et Rafael, les deux gars qui m´accueillent dans leur minuscule appartement qu´ils ont deja du mal a partager a deux. Erman est turc, Rafa espagnol, et les moments que nous passons tous les trois n´ont pas grand chose d´autrichien : on boit du thé a la turque en mangeant des tortillas, le tout dans un rythme ahurissant de flamenco que les enceintes de leur ordinateur diffusent a longueur de journée. Chez eux, on parle en allemand, en anglais, en espagnol... Et de temps a autres, en francais ou en turc. Erman et Rafa sont un peu geek, quand ils me racontent avec enthousiasme leurs boulots respectifs, dans l´informatique ou dans la finance ; un peu musiciens, lorsqu´ils sortent les guitares sur les quais du Danube et jouent et chantent jusque tard dans la nuit ; un peu mamies, lorsqu´ils s´inquietent de comment je vais dormir, et me donnent leurs meilleurs oreillers et leur couette la plus confortable. J´aime découvrir Vienne a travers leurs yeux de jeunes étrangers, enthousiastes et fous amoureux de la ville, critiques pourtant. Erman me raconte le racisme latent qu´il subit régulierement ici, l´hotel ´´réservé aux autrichiens´´ ou il s´est fait refouler une fois. Rafa regrette la froideur de ses collegues, avec qui il sait pertinemment qu´il ne partagera jamais autre chose qu´un local de travail.

En deux jours, nous devenons trois comperes qui se connaissent depuis des lustres. J´aime la discrétion de Rafael, sa gentillesse tout en douceur, l´amour qu´il porte a la musique. Erman, c´est autre chose encore : il parle sans arret, de tout et n´importe quoi. Il passe d´un sujet a l´autre sans prendre le temps de respirer, disserte des heures sur un obscur mathématicien autrichien, sur l´existence de Dieu ou sur une marque de lessive allemande, qui l´amene en trois secondes a élaborer un scénario hallucinant de science fiction ou des agents du FBI sauveraient la terre d´une météorite. Rafael et moi l´écoutons en silence, sourire aux levres. Et lui de continuer sans relache, meme au moment de se coucher : ´´ Tiens, Juliette, ca aussi c´est marrant : une fois, un ami et moi étions a Antallya, en Turquie...´´ Un baillement lui coupe la parole aussi sec : Erman s´est endormi en plein milieu de la phrase. Le lendemain, il se réveille, s´étire, se frotte les yeux : ´´Oui donc, on était a Antallya...´´ Je baille, souris, et décide de rester un jour de plus. En temps normal, tant de bavardages m´auraient peut-etre pesé. Mais apres l´Autriche, c´est la Slovaquie, la Hongrie : des pays inconnus dont je n´ai pas le temps d´apprendre la langue. Je m´apprete a passer une longue semaine silencieuse, alors je me saoule encore, jusqu´a plus soif, de ces paroles qui n´en finissent pas.

Nous nous quittons en nous donnant rendez-vous a Paris, en décembre 2012, pour feter mon retour comme il se doit. Je suis sure qu´ils seront la.
Une cinquantaine de kilometres apres Vienne, a la frontiere slovaque, il me faut prendre un pont pour emjamber le Danube. Je m´arrete une fois dessus. A ma droite, d´ou je viens, les jolies forets de sapins plongent dans l´eau en douceur. A ma gauche, ou je vais, des collines austeres, arides, etonnantes : ce n´est déja plus tout a fait l´occident. Je prends une bonne respitation, jette un dernier coup d´oeil aux forets autrichiennes, et je passe a l´Est.

lundi 1 août 2011

Langueur danubienne. Linz, kilomètre 1440


Soir après soir, je demande, timidement, l´hospitalité à ceux que je trouve sur mon chemin. Et, soir après soir, je me demande ce qui pousse ceux-ci à accepter si facilement. A me laisser parfois un simple bout de jardin où planter ma tente ; souvent un lit ; presque tous les soirs, un repas et la promesse d´une conversation qui peut se prolonger indéfiniment. Pourquoi me laisser ainsi partager un petit instantané de leur vie ?
Parfois, je les sens agir par devoir, et même, peut-être, par devoir religieux. C´est Klaus, évangéliste, qui prie pour moi lorsque je vais me coucher et me donne, le lendemain, une minuscule bible en anglais après que sa fille de huit ans s´est tant attristée de mon athéisme. D´autres fois, il y a, c´est certain, le besoin de me protéger et de veiller sur moi. "Je pourrais être ta mère !" m´ont dit avec bienveillance Léa, Daniella ou Claudia, avant de me gaver de petits gâteaux.
Parfois encore, on ne m´accepte pas. Je n´ai pas le droit au jardin, je dois passer mon chemin. Il m´a été dur les premiers temps de m´entendre dire non, avant de réfléchir : après tout, je ne peux pas en vouloir aux gens de ne pas vouloir de moi, qui débarque à l´improviste, bouscule leur programme, gros sabots et habits sales.
Ce matin, c´est autre chose encore. Je dors sous ma tente, dans un petit champ qu´on m´a laissé sans plus de détail, et je m´étonne d´entendre un "Petit-déjeuner ?" enjoué me réveiller. Ce ne sont pas mes hôtes qui me proposent ainsi de me joindre à leur table, mais la voisine, grande blonde à queue de cheval, un peu forte, le sourire collé aux lèvres. Une vraie allemande de carte postale. Gerda, encore une, m´invite donc parce que "les enfants n´arrêtaient pas de me demander qui était cette campeuse à côté de chez nous ! A la fin, je me suis dit, pourquoi ne pas l´inviter ?". Je fais donc connaissance avec Monya, Steffen et David, trois gamins curieux et timides qui me regardent en coin.  Et avec Thomas, le mari, qui installe aussitôt les enfants devant un planisphère pour que je leur explique mon voyage. Me voilà en train de donner un cours de géographie à ce charmant public, et je découvre là une nouvelle raison qui pousse parfois les gens à m´accueillir : la curiosité de qui je suis, la joie de pouvoir apprendre des choses de moi le temps d´un petit-déjeuner, et celle aussi de pouvoir m´apprendre des choses en retour : l´ensemble de la famille, k-way et parapluie, me prend par la main pour me montrer le château du village, d´où l´on voit la plaine à merveille. Napoléon est monté là en son temps pour contempler ses troupes massées à ses pieds. Thomas m´explique tout cela et les enfants l´écoutent de toutes leurs oreilles. Je pars sur les coups de midi, après que Gerda m´a préparé un pique-nique gargantuesque ; avec la sensation d´avoir le temps d´une matinée partagé dans cette famille quelque chose de nouveau, de simple, d´un peu magique.



Grosse fatigue : mon voyage connait une petite pause de trois jours à Kelheim, chez Gabi, voyageuse invétérée. Qu´ils sont doux, ces moments passés dans le jardin, autour du feu et d´une bonne bière allemande, ou à crapahuter, à pied cette fois, le long du Danube ! C´est ici qu´il est le plus beau d´Allemagne, à l´étroit au milieu de falaises qui font délicatement apparaitre toutes les nuances de vert de la création.
Sur l´une des rives du Danube, trois marins d´eau douce, casquette de capitaines vissés sur la tête, attendent placidement dans leur pirogue qu´on sollicite leurs services pour traverser le fleuve. Á voix basse, pour ne pas les déranger, Gabi m´explique : "Ce sont des retraités, qui occupent leurs étés à faire les passeurs sur le fleuve. Ils sont fous du Danube, du calme qui s´en dégage. L´un d´eux a même descendu tout le fleuve en kayak, jusqu´à la mer Noire ! Leur joie, c´est aussi de se retrouver là, ensemble, tous les jours. Boire des bières, jouer aux cartes." Comme un fait exprès, lorsque je me retourne de nouveau vers eux, ils se sont regroupés sur le bateau de l´un, concentrés à l´extrême sur leur jeu de tarot. Rien ne bouge autour de nous. Tout est silencieux, si ce n´est le faible clapotis de l´eau, et je peux presque entendre les cartes se poser tranquillement sur la glacière qui fait office de table. J´ose à peine respirer, de peur de troubler le tableau.
Un marcheur est apparu de l´autre côté. Il tente de faire signe aux placides marins, se résoud à interrompre le silence ambiant en criant un "ouh, ouh !" qu´il veut le plus discret possible. Les trois hommes se retournent sans se presser, lui font un signe las accompagné d´un "ouais, ouais..." traînant... Et retournent à leur partie. Pas le choix pour le marcheur : il faudra attendre la fin du jeu pour pouvoir traverser. Le Danube obéit toujours à ce rythme qui lui est propre et qui me frappe tant depuis le début. A une temporalité qui s´étire comme de la guimauve, à l´image du fleuve qui se traîne de toute sa longueur entre les gorges qui le bordent.



Au soir, je fais escale dans un petit village où les jardins sont soigneusement clos. J´essuie deux refus avant qu´une petite vieille ne sorte de chez elle pour promener son chien, au moment même où je traîne mon vélo devant chez elle.
"Vous cherchez quelque chose ?". Je la regarde, j´hésite. Je balbutie un "neeein...". Cette petite vieille ressemble certainement trop à celles qui me regardent en coin d´habitude, qui ne répondent pas à mes "hallo", qui me refusent leurs jardins. Finalement, je me ravise. Après tout, rien ne coûte d´essayer. Elle me regarde, me répond très vite. Je percois au vol qu´elle a une chambre libre, finis par la suivre dans sa maison, et hop, me voilà installée. Le temps que je me retourne, elle est déjà partie promener son chien ; mais à son retour, elle monte tout de suite me voir, deux poires dans les mains qu´elle pose devant moi.
"Bon, maintenant, tu m´expliques ce que c´est que ce voyage."
Je lui sors mon plan, lui explique en détail les pays que je compte traverser, ceux qui me fascinent, ceux qui me font un peu plus peur. A la fin de chacune de mes phrases, Elfriede marque un temps d´hésitation, comme pour bien assimiler tout ce que je viens de lui dire, puis éclate d´un gros rire sonore. Elle finit par me laisser,  me souhaitant un "gute nacht" un peu timide, craignant peut-être de me déranger, ne se doutant pas que j´ai les mêmes appréhensions de mon côté. Il n´est pas toujours aisé de savoir ce qu´attend l´autre en face... Pourtant, elle revient, le programme télé à la main, triomphale. "C´est encore moi mais il y a quelque chose qui pourrait t´intéresser !" Je la regarde tapoter la télécommande d´un autre âge, la secouer dans tous les sens comme pour mieux la faire marcher. L´image apparait soudain : sur la première chaîne, des clones de nos animateurs francais se trémoussent en gloussant dans un décor multicolore. Le petit encart, en bas à droite, me dévoile le titre de l´émission : "Le grand tour du monde". Elfriede guette ma réaction à chaque pirouette de l´animateur : "Tu vois, je te l´avais dit, ca doit être intéressant pour toi !".


Les Allemands font souvent peu de cas du diner, qu´ils expédient sans facon. Le petit-déjeuner en revanche, c´est plus sérieux, et Elfriede m´invite en grande pompe à le prendre avec son mari Richard et elle. Leur salle à manger me fait un drôle d´effet, avec tous ces aieux et parents en photos sur le mur droit, regardant droit dans les yeux les icônes de Jésus et de la Vierge sur le mur gauche. Comme je l´interroge sur les photos, Elfriede me présente rapidement la famille avant de chasser de la main tous ces fantômes morts ou trop éloignés. "Enfin, ce n´est pas très intéressant, quoi...". Elle ne se confie pas beaucoup : mon voyage l´intéresse bien plus. Je retrace une nouvelle fois pour Richard mon parcours futur, répond à ses questions angoissées et à d´autres, qui me surprennent plus. "Et votre président, c´est toujours De Gaulle ?":
Dans cette maison qui ne retentit que des tics-tacs des pendules et des aboiements épisodiques du caniche, je suis dans un autre monde, à mille lieues des soirs précédents. Et pourtant, ce sont les mêmes sollicitations, les mêmes idées que j´ai retrouvées partout ailleurs : me prendre en photo pour envoyer cette dernière à ma "pauvre maman", me laisser l´adresse de la maison pour que je les rassure, une fois arrivée à Shanghai. Je m´émerveille de cette communion d´idées entre personnes pourtant si différentes. De cette gentillesse et de cette attention qu´on me témoigne. Ceux qui m´hébergent croient souvent être les seuls à le faire, les seuls à me donner autant, sans se douter qu´ils sont les maillons d´une chaine de plus en plus longue. J´espère à l´arrivée pouvoir me souvenir de chacun.


Richard me prend en photo auc côtés d´Elfriede, avec un Polaroid bien sûr. Je jette un coup d´oeil à leurs silhouettes voûtées et inquiètes pendant que j´enfourche mon vélo ; bouleversée de cette rencontre hors du temps, un peu gênée des a priori que j´avais, ravie que ces deux petits vieux les aient fait mentir.